Le trio Infernal

Le petit garçon (7 ans environ) alla voir son grand père, tourneur sur bois de métier, et lui demanda - alors qu’il était en train de nettoyer sa machine :

« Pépé, aujourd’hui à l’école mes deux meilleurs copains se sont bagarrés alors qu’ils s’amusaient ensemble juste avant. Ça m’a fait de la peine parce que je les aime beaucoup, et je sais qu’ils s’aiment bien aussi. Je ne comprends pas pourquoi les gens qui s’aiment peuvent se battre. Tu peux m’expliquer, dis pépé ? »

L’homme, détourna la tête de sa machine et un petit sourire navré se dessina sous sa moustache fournie. Il posa sa brosse sur l’établi, pris un petit siège et s’assit. Son visage, buriné par les années et l’expérience se retrouva face à celui du petit garçon.

Il dit :

« Ha mon petit, c’est bien simple, et à la fois bien compliqué ! Je vais essayer de répondre à ta question avec des mots que tu pourras comprendre, je l’espère.

« Depuis toujours les hommes se bagarrent entre eux à cause de 3 mots seulement. Ces mots sont : émotion, mémoire et attachement. Je vais t’expliquer ce qu’ils veulent dire, un après l’autre, et ensuite je te dirais comment ils agissent un sur l’autre. OK ? »

oiseau

Le garçon opina du chef puis s’assit à son tour, prenant un air sérieux, un air de celui qui veut comprendre.

Le grand-père commença :

« Dis moi, mon Pioupiou, sais-tu ce qu’est une émotion ? »

« Oui pépé ! C’est quand maman est énervée après papa et que lui il fait pareil ?

Amusé, le grand-père répondit :

« Oui, c’est ça. Tu en connais d’autres ?

« Ben, des fois quand Julie - ma copine qui habite dans la maison en face de nous - viens jouer avec moi, je me sens tout bizarre.

Un large sourire se dessina sous la moustache poussiéreuse.

« Ha bon ? Et qu’est-ce que tu sens dans ton corps à ces moments là ?

Le garçon hésita, pensif, puis lâcha :

« J’ai chaud aux joues, mes mains sont moites et tremblent un peu, ça fait comme des bulles de Champomy ici - désignant sa poitrine. Et puis je suis très content quand elle joue avec moi. C’est une émotion ça ?

« Exactement ! Et il y a beaucoup d’émotions et de sentiments différents. Les Indiens de l’Inde en ont répertorié 84000 !

« Wouaou ! - s’exclama le garçonnet, les yeux écarquillés.

Le pépé reprit :

« Une émotion c’est quelque chose que l’on ressent quelque part dans son corps, et qui a été créé par une pensée et/ou une mémoire - je reviendrais sur ce mot plus tard. Cette pensée est presque toujours tellement rapide qu’on n’a pas le temps de la voir passer dans sa tête. Une émotion peut être de très légère à très forte.

« Comme quand j’ai beaucoup envie d’aller faire pipi ?

S’enquit le petit garçon.

« Non, là c’est pas pareil. C’est ton corps qui a un besoin, ou plus précisément c’est ta vessie qui t’informe que c’est le moment de la vider. Sinon gare aux dégâts ! A ce moment précis, si tu as une pensée, ce pourrait être celle qui te dit qu’il est urgent d’aller la vider.

Échange de sourires entendus entre eux. L’ancien reprit :

« Les gens croient qu’ils sont leurs émotions, car ils disent :

- Je suis en colère !

Ou alors :

- Je suis triste, je me sens coupable.

Ou encore :

- je suis tellement heureux !

« Alors qu’en réalité ce que nous appelons une émotion est un ensemble de ressentis dans le corps et dans la tête. Ce sont des informations qui apparaissent, se modifient, restent quelques temps puis disparaissent. N’as-tu pas remarqué que certaines personnes parfois rigolent beaucoup, et d’un coup - parce que quelqu’un lui a dit quelque chose - se mettent en colère par exemple ?

« Papa fait souvent ça… annonça le garçon, la mine triste.

Pour éviter que son petit-fils reste trop longtemps sur cette idée, il continua :

« Une émotion c’est quelque chose qui bouge à l’intérieur de soi, et qui veut sortir. C’est comme le vent qui fait bouger les feuilles d’un arbre. On ne voit pas le vent, mais on sait qu’il est là parce que les feuilles bougent.

« On sait qu’une émotion est là - dit le vieil homme en posant sa main sur son cœur - parce que ça fait mal, ou bien parce que c’est agréable. On appelle ça un ressenti.

« Il faut que tu saches mon petit, qu’une émotion n’est pas dangereuse, jamais. Ce qui peut être dangereux c’est de ne pas savoir, de ne pas comprendre ce qu’il se passe en toi, de ne pas deviner ce qu’elle te raconte à un instant précis et, du coup, de la refuser, la réprimer. Le plus dangereux du plus dangereux, c’est de croire les pensées qui viennent avec une émotion.

Le regard interrogateur de l’enfant amena l’homme à s’expliquer davantage.

« Je vais te donner un exemple. Quand Julie te dit le matin qu’elle va venir te voir l’après-midi, à quoi penses-tu ?

« Je pense que je suis content parce que je me sens bien quand elle joue avec moi. Mais tout de suite je pense aussi qu’après le goûter elle va rentrer chez elle et que je vais me retrouver tout seul. Alors je suis heureux, mais triste en même temps. Pépé, c’est normal ça ?

« Bien sur que c’est normal ! Les pensées se suivent les unes après les autres, comme des voitures sur une autoroute. Certains jours il y a peu de véhicules, et d’autres fois les routes sont surchargées, voire des bouchons peuvent se créer - et là la pensée se bloque : impossible de réfléchir. ça ne t’es jamais arrivé d’avoir du mal à réfléchir ?

« Si pépé, surtout pendant les cours de math.

Grand-père s’esclaffa en claquant la main sur son genou. Reprenant son sérieux il poursuivit :

« Mais il n’y a pas que les pensées qui fabriquent des émotions, il y a aussi les mémoires. C’est comme le disque dur qui se trouve dans ton ordinateur : il stocke des informations, il enregistre des données (ton travail, les logiciels, les jeux, des images, des sons). Nous portons en nous et autour de nous (le grand-père décrit avec ses deux mains un large cercle autour de l’enfant, l’enfermant dans une bulle) des milliards d’informations, pour la plus grande part inconscientes. Ces informations viennent en partie de ce qu’on appelle la génétique, tu sais quand le papa va voir la maman et qu’ils…

Lavant la main le garçon coupa la parole de son grand-père.

« Oui pépé, je sais. On a vu ça à l’école, un cours sur la reproduction sexuelle. Beurk !

« Bon, alors tu vois ce que je veux dire. Il est important de se rendre compte que dans ce capital génétique il y a les informations de tes ancêtres (les maladies ou au contraire la résistance à certaines maladies, les singularités - comme un nez crochu ou la peau noire, des aptitudes particulières - le côté artistique par exemple). D'autre part il y a tout ce qui te vient de ton éducation. Celle de tes parents, famille, école, religion. Puis tout ce qui découle de tes propres expériences, de ta naissance jusqu’à maintenant tu as engrangé des Tera et des Tera d’informations au travers de tout ce que tu as vu, mangé, senti avec ton nez, tout ce que tu as entendu et ressenti dans ton corps - ça fait vraiment beaucoup ! On peu y ajouter ce que certains appellent les mémoires karmiques, mais ça on en parlera peut-être une autre fois si tu veux.

Le garçonnet avait les yeux écarquillés. Il réussit à dire :

« Mais alors, je suis un méga ordinateur !?

« Oh, tu es beaucoup plus que ça !

Comme si c’était possible, ses petits yeux s’arrondirent encore plus grand. Il finit par dire :

« Dis pépé, c’est super tout ça, mais comment je fais moi quand Julie arrive et que je me sens tout bizarre. Des fois j’ai même du mal à répondre à ses questions, j’ai l’air bête ! Et je n’aime pas ça.

« Tu as raison, la théorie c’est bien joli mais la pratique c’est ce qu’on retient - mémorise - le mieux. Avant de te répondre je voudrais te parler, si tu veux bien - parce que c'est important pour la suite - de ce que c'est l'Attachement.

"OK pépé. Vas-y. Mais pas trop long s'il-te-plaît parce que Julie arrive bientôt.

"L'attachement c'est quand on aime quelque chose et qu'on voudrait le garder pour toujours, que ce soit un objet ou une idée. C'est un mouvement naturel en soi qui peut provoquer bien des souffrances et des malheurs, mais qui peut aussi nous sauver la vie.

"Dis moi, lequel de tes objets tu préfères ?

"Mon vélo ! Répondit aussitôt l'enfant.

"Tu es donc attaché à ton vélo. Je suppose que tu en prends soin et que tu le protèges en mettant un cadenas dessus.

"Oui, bien sur ! Si on me le volait je serais très triste !

"Alors dis-moi, pourquoi es-tu si attaché à lui ?

Hésitation.

"Ben, parce qu'il est beau.

"C'est tout ?

Froncement de sourcils de la part d'un enfant qui commence à se demander si son grand-père ne serait pas atteint par Alzheimer. Mais il réfléchit quand même. Un sourire se dessine sur son visage poupin.

"Je l'aime parce qu'il est beau et qu'il va vite.

"Mais encore ?

"Il est beau, il va vite et…

Ses yeux s'embuèrent soudainement.

"… et il me permet de m'échapper vite fait quand ça commence à crier à la maison. Alors je pédale fort et j'oublie tout ça en sentant le vent sur mon visage, mes jambes qui forcent, le bruit des pneus sur le chemin et puis j'arrive dans le grand champs de fleurs là-bas - il désigne une direction le bras tendu - et je me couche dedans. Je ne pense plus à rien et je regarde le ciel qui m'éblouit.

Quelques secondes de silence.

"Oui, mon Pioupiou, c'est ça. Tu es attaché à ton vélo parce qu'il t'apporte plein de bonnes choses. Mais tu comprends bien que ce n'est pas le vélo en lui-même qui t'apporte quoi que ce soit - c'est juste du métal et du plastique, il est seulement un moyen pour arriver à te sentir mieux. Mais ton mental fait un raccourci en te faisant croire que c'est grâce à lui que tu peux te "mettre au vert". Et c'est pour cela que tu y es attaché. Pour une idée, une croyance c'est pareil - mais on verra ça plus tard. Il y a tellement de choses à dire sur ce sujet !

Le garçon parut sceptique mais ne dit rien. De toute évidence il était dans sa tête déjà en train de jouer avec son amie, car ses genoux piaffaient d'impatience.

Voyant cela le grand-père sourit et lui dit :

"Allez va la rejoindre ! On reprendra cette conversation quand tu voudras.

Un "YES" tonitruant surgit de ses lèvres largement souriantes. Il se leva d'un bond et commença à détaler vers les marches d'escalier de sa maison - point de ralliement avec Julie. D'un coup il stoppa net, fit demi-tour et revint vers son pépé, sauta dans ses bras et lui fit un gros bisou.

"Merci pépé, je reviendrais vite te voir, et … je suis très attaché à toi !

Éclats de rire, tendresse partagée, soutien mutuel.

Christian Patouillard

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